3. Jeux d’enfants

Cela faisait neuf ans que Paul ne l’avait pas appelée par son prénom. Depuis ses douze ans, c’était « minus », « la puce » ou « Hé, toi ! ». Elle s’en aperçut seulement lors de sa première soirée en tant que serveuse au yachtclub.

C’était un vendredi, et elle n’était pas franchement ravie de voir arriver ses parents. Maintenant qu’elles n’étaient plus au lycée, Ethan et Judy avaient pris l’habitude de les laisser passer la semaine toutes seules sur l’île pour venir les rejoindre par le très bondé et très festif ferry du vendredi soir. Durant l’année scolaire, son père était prof d’histoire dans un établissement privé de Manhattan, mais pour mettre du beurre dans les épinards, il passait son mois de juillet et presque tout son mois d’août à donner des cours de soutien et à animer des stages de rattrapage. Quant à sa mère, elle relisait et corrigeait des manuels scolaires. Elle était également censée proposer des articles sur l’éducation des enfants et autres sujets du même genre à la poignée de rédacteurs en chef qu’elle connaissait. Elle en parlait beaucoup durant la phase d’élaboration et de réflexion, pour ensuite les abandonner à l’état de projet, sans même les rédiger et encore moins les vendre.

– Je voudrais un hamburger au bacon. Et qu’est ce que vous avez en pression ?

Alice avait les bras croisés, le crayon dans la bouche, et son bloc-notes sous le bras. Voilà qui résumait bien sa vie : les premiers clients qu’elle allait servir seraient ses parents.

– Papa, tu sais très bien ce qu’ils ont, répliqua telle à voix basse.

Elle réprima une terrible envie de lever les yeux au ciel mais l’agacement perçait malgré tout dans sa voix.

– OK, je vais prendre une Bass, alors.

Son père avait les cheveux poivre et sel, très fournis. La plupart des gens font peu de cas de ce qu’ils ont pour s’appesantir lourdement sur ce qui leur manque. Sur ce point, son père était un original. Il misait tout sur ce qu’il possédait, ne manquant pas une occasion de faire remarquer sa chevelure abondante pour son âge, avec autant d’énergie que d’autres en mettent à masquer leur calvitie.

Sa mère était blonde. Elle s’autorisait aujourd’hui à se faire décolorer, ayant été blonde quand elle était jeune. Elle dénigrait les fausses blondes sur qui, justement, ça ne faisait « pas du tout naturel ».

Alice avait hérité de ses cheveux, en un peu plus roux et ondulés, et leur blondeur résistait au temps. Mais elle se doutait qu’ils fonceraient le jour où elle arrêterait de passer ses étés à la mer. L’année prochaine, par exemple, lorsqu’elle serait en stage dans un cabinet d’avocats. Et toutes les suivantes. Riley continuerait à former des moniteurs sportifs durant l’hiver, et à être maître nageur sauveteur l’été, tandis qu’elle resterait enfermée dans un bureau.

Mais Riley avait beau passer son temps dehors, elle n’avait jamais été blonde. Elle avait des cheveux bruns qui s’emmêlaient facilement, Alice était bien placée pour le savoir, elle qui avait souvent essayé de les dompter. Même quand elle était petite, Riley refusait que sa mère les lui brosse. Ils étaient éternellement coupés au carré, quelque part entre le menton et les épaules, et souvent tirés en arrière, ce qui lui donnait l’air plus jeune qu’elle ne l’était – impression renforcée par ses taches de rousseur.

Depuis ses treize ans environ, Alice s’était habituée à ce qu’on la prenne pour la grande sœur. Ça ne la dérangeait pas. Ce qui était pénible, c’était les hauts cris que poussaient les gens lorsqu’elle corrigeait leur erreur. Ça la mettait mal à l’aise, plus pour sa sœur que pour elle-même, d’ailleurs. Mais en réalité, elle n’était même pas sûre que cela atteigne Riley.

– Il n’y a pas de plat du jour ? demanda sa mère avec un sourire machiavélique.

Elle posait la question juste pour le plaisir de l’entendre réciter, alors qu’elle s’en moquait complètement. On mangeait très mal au yacht club, et ce depuis toujours. Seuls les clients qui venaient pour la première fois se risquaient à commander autre chose qu’un hamburger. Alice retourna en cuisine. Plus vite elle passerait la commande, plus vite elle serait débarrassée d’eux.

Du fond du restaurant, elle vit la deuxième de ses quatre tables se remplir. Les Kimball accompagnés d’amis qu’elle n’avait jamais croisés. Ils la regardaient en souriant, comme des parents fiers de leur progéniture.

– Je vous sers quelque chose à boire ? demanda-t-elle, toute gênée.

C’était fou, elle connaissait la vie de tout le monde, ici. Elle savait, par exemple, que les Kimball avaient perdu un enfant encore bébé.

Dans tout ce que disait, faisait, portait Mme Kimball, sa façon de servir au tennis ou de commander un verre de vin, Alice sentait sa douleur.

Elle savait également que M. Barger, qui venait de s’asseoir à la table quatre, avait quitté sa femme le jour même où leur plus jeune fils, Ellie, était entré à la fac. Maintenant, il avait une nouvelle maison sur la plage, avec une nouvelle femme qui s’était visiblement fait refaire les dents et, sur l’île, chacun était conscient du danger qu’il y avait à laisser approcher l’ex Mme Barger trop près de la nouvelle. Par solidarité avec Ellie, qui ne pouvait pas la sentir, Alice ne rendit pas son sourire à Mme Dents Blanches.

– Qu’elle est mignonne ! éructa la nouvelle Mme Barger.

En acceptant ce job, Alice savait qu’elle devrait porter un polo bleu marine et un béret de matelot, mais elle ne se doutait pas que ce serait humiliant à ce point.

Elle n’avait pas vraiment d’autre choix pour se faire un peu d’argent sur cette île. Elle avait dû emprunter une très grosse somme pour payer ses études de droit, et il lui fallait encore gagner de quoi vivre. En plus, ici, les salaires étaient tellement bas qu’il fallait travailler deux fois plus. C’était aussi mal payé parce que la plupart des familles étaient aisées et que leurs enfants ne travaillaient que pour épater la galerie. Dans la journée, elle faisait du babysitting, mais le soir… il n’y avait pas tellement d’opportunités.

Il était difficile de se faire embaucher dans les restaurants chics de Fair Harbour ou d’Océan Beach où les clients laissaient de vrais pourboires. Au yachtclub, au contraire, les professionnels ne restaient jamais bien longtemps, les enfants de l’île défilaient donc tour à tour, s’amusant à servir leurs parents. Les deux autres filles qui bossaient avec elle étaient on ne peut plus superficielles.

Le même problème se posait pour le baby-sitting, généralement sous-payé, comme s’il s’agissait d’une faveur de faire travailler la fille des voisins, qui n’était rien d’autre qu’une grande enfant, après tout. Alice en avait conclu que voisinage et copinage ne faisaient pas bon ménage avec les affaires.

En revenant au bar pour passer la commande des Kimball, elle s’aperçut qu’elle avait complètement oublié de servir ses parents. Bah ! de toute façon, ils ne laisseraient même pas de pourboire, si ça se trouve…

À neuf heures, ses parents étaient partis à une fête, et elle avait les pieds en sang. Petit à petit, des amis à elle arrivaient au bar et, enfin, Paul fit son apparition, comme elle l’avait tant espéré – et redouté. Elle dut rassembler tout son courage pour le regarder dans les yeux avec son béret de marin sur la tête.

Oh ! Alice, souffla-t-il.

Soudain, elle se figea. C’était étrange… En filant dans la cuisine pour se ressaisir, elle comprit pourquoi : il avait prononcé son nom. D’un côté, elle était touchée qu’il lui donne tous ces petits surnoms (même si son cœur se serrait lorsqu’il les employait pour d’autres gamins). Mais en même temps, elle s’était toujours demandé pourquoi il n’arrivait pas à l’appeler par son prénom. A croire qu’il ne s’en souvenait pas.

Elle sentait encore sa joue contre sa poitrine. Comme il pouvait être proche, comme il pouvait être loin, alors qu’elle attendait, toujours à la même place.

Et là, il venait de dire son nom, et elle ne parvenait pas à savoir si ça les rapprochait ou si ça les éloignait.

 

Sa bière à la main, Paul se dirigea vers la salle de jeux, au fond du yachtclub. Il retrouvait presque l’odeur de sa transpiration d’adolescent. Les innombrables verres renversés et les traces de pieds nus et collants donnaient au sol sa patine si particulière. Paul se rappelait comme ses pieds devenaient noirs chaque été. Sa mère s’en apercevait un peu toujours au même moment et ça l’exaspérait. Chez Riley, on n’était jamais obligé de se laver les pieds avant d’aller au lit. Il y avait des dizaines d’années de crasse accumulées sur ce parquet. Et c’était pareil pour les murs : pas question de poncer ou de lessiver avant de vernir ou de repeindre, on se contentait d’étaler une nouvelle couche pardessus l’ancienne.

Mais le décor délabré et crasseux du yacht club lui plaisait. Il aimait l’air vicié et enivrant, le joyeux claquement de la porte battante. Il aimait les conditions d’adhésion au club : il suffisait de régler régulièrement sa note pour être membre. Et ce qui le ravissait pardessus tout, c’est qu’il n’y avait pas un seul yacht dans les environs, pour la bonne et simple raison que le port n’était pas assez profond pour les accueillir.

Il avait sans doute hérité cela de son père. Un fils à papa qui voulait se la jouer cool. Mais Robbie avait poussé les choses beaucoup plus loin, lui. Il avait pris de la drogue, posé pour le fichier de la police, fait un « voyage spirituel » en Inde. Il vivait à une époque plus propice aux expériences limites. Et, plus sérieusement, pour son père, l’autodestruction n’était pas qu’un jeu, c’était une pulsion profonde. Après avoir disparu pendant trois jours, quand Paul avait quatre ans, Robbie était mort d’une overdose, tout seul, à l’hôpital.

Près de la fenêtre, le feutre vert du billard avait été lacéré et massacré par des générations de piètres joueurs. La table de pingpong, à l’autre bout de la pièce, n’était utilisée pour cette fonction qu’occasionnellement, quand quelqu’un pensait à rapporter des balles du continent. Elles étaient toujours perdues, cabossées ou écrabouillées en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Paul se rappelait avoir fait des parties avec des balles rebondissantes, et même des balles de tennis. L’été s’étirait, interminable, si bien qu’on pouvait passer un après-midi à adapter les règles de pingpong au matériel disponible. Riley était très douée pour imaginer de nouveaux jeux. Elle avait toujours de bonnes idées. Certains enfants attachaient trop d’importance aux règles, même à celles qui venaient d’être inventées cinq minutes plus tôt. Mais Riley n’était pas comme ça. Elle aimait les règles, mais savait les faire évoluer au gré du jeu pour s’amuser.

L’estrade et son rideau bleu en lambeaux servaient au concours de jeunes talents qui se tenait chaque année au début des vacances, puis au spectacle du Labor Day, qui marquait la fin de la saison[4]. C’était l’occasion pour les filles de se maquiller et de porter des tenues moulantes à paillettes en faisant du playback sur les plus mauvais tubes de l’été. À quinze ou seize ans, Paul et Riley avaient décidé de ne plus y participer, de ne même plus y aller. Lorsqu’ils entendaient les applaudissements charitables ou les acclamations finales (« Dieu merci, c’est terminé ! ») qui résonnaient jusqu’à la plage, ils marmonnaient « Tiens, c’est vrai », en faisant mine d’avoir oublié jusqu’à l’existence de cet événement.

La salle de jeux abritait également la séance de cinéma jeune public du jeudi soir. Les enfants entassés dans l’obscurité, le visage éclairé par la lumière de l’écran, les rires, les chuchotements, tout cela concourait à créer une ambiance féerique. Paul aurait été incapable de raconter un seul film qu’il avait vu là-bas, mais la magie du moment lui restait en mémoire. En grandissant, les enfants se rassemblaient toujours le jeudi soir, mais sans aller voir le film. Comme leurs parents profitaient de cette soirée pour faire la fête, ils savouraient leur liberté pendant qu’ils étaient censés être sagement assis devant l’écran.

En général, c’était une gouvernante qui s’occupait de Paul durant les vacances, tandis que sa mère rendait visite à ses amis, aux quatre coins de l’Europe. Il eut ainsi une gouvernante différente chaque été, de douze à dix-huit ans. Sans doute sa mère préférai-t-elle éviter qu’il ne s’attache à l’une d’elles par crainte de perdre sa place dans le cœur de son fils. De toute façon, Paul passait la majeure partie de son temps chez les voisins.

Ici, les enfants gagnaient une certaine indépendance bien plus tôt qu’ailleurs. Le principal prédateur des bambins et cervidés étant la voiture, biches et gamins s’y ébattaient en toute liberté puisqu’il n’y avait aucune voiture sur l’île. Un jour, Judy, l’accro des faits divers, avait affirmé :

– C’est l’un des rares endroits au monde où l’on n’a pas à craindre les enlèvements.

– Et si on se fait enlever par des extraterrestres, alors ? avait répliqué Riley.

Car c’était arrivé, sur l’île. En tout cas, c’est ce qu’il leur avait semblé. Rosie Newell, par exemple, avait dû se faire laver le cerveau par un alien ! Paul se rappelait cette soirée fatidique où elle avait voulu que tous les enfants forment un cercle. Le projecteur était en panne pour le troisième jeudi de suite et les plus petits étaient rentrés chez eux. Il restait une quinzaine de gamins entre onze et treize ans. Ainsi qu’Alice, bien sûr, qui devait avoir dix ans à l’époque. Il était assis entre les deux sœurs, il s’en souvenait très bien. Riley portait le teeshirt qu’ils avaient peint au centre de loisirs l’année d’avant. Ils ne se doutaient absolument pas de ce que Rosie avait derrière la tête jusqu’au moment où, entourée par sa petite bande de mâcheuses de chewing-gum au nombril à l’air, elle avait brandi une bouteille vide d’un geste théâtral. Une bouteille de bière – de la Corona, pour être précis.

– Je suis prems, avait-elle décrété.

– Prems à quoi ? avait rétorqué Riley, d’un ton soupçonneux.

– C’est pourtant clair.

Rosie s’était tournée vers ses copines, des filles comme Becca Fines et Megan Cooley, en levant les yeux au ciel. Elle avait alors fait une petite démonstration.

– Tu fais tourner la bouteille. Si c’est une fille qui joue et qu’elle tombe sur une fille, elle recommence, avait-elle expliqué. Pareil pour les garçons.

– Et Riley alors, comment elle fait ? avait finassé Becca.

Toute sa petite bande avait ricané bêtement, en faisant mine de se cacher derrière sa main.

Ignorant l’insulte, Paul regardait dans le vide. Il voulait faire comme s’il n’avait rien entendu. Comme si Riley n’avait rien entendu non plus. Les tempes battantes, il n’osait plus remuer un cil.

– La ferme, Becca ! avait glissé Alice entre ses dents.

– Dégage, Alice, avait répliqué l’autre. Paralysé, Paul gardait les yeux rivés droit devant lui, tandis que la bouteille tournait, tournait… et s’arrêtait.

– C’est tombé sur Paul ! annonça Rosie alors que la bouteille était plus près d’Alice.

Riley était déjà debout. Rosie se leva également, en fixant Paul d’un air aguichant.

– Faut que tu l’embrasses sur la bouche ! cria Jessica Loomis.

Cette nouvelle tira Paul de sa torpeur. Apercevant Rosie qui fonçait droit sur lui, il se mit debout et recula d’un pas.

– Tu n’as pas le choix, Paul. C’est le jeu, affirma Becca en mâchonnant son chewing-gum avec force.

– Il n’a jamais dit qu’il voulait jouer, répliqua Riley d’une voix calme.

– Je ne joue pas, c’est débile, ce jeu, annonça-t-il en regrettant de ne pas savoir, comme elle, conserver sa dignité. On s’en va.

– Poule mouillée, se moqua Rosie.

Riley se tourna vers leurs amis, Alex, Michael, Jared, Miranda. Paul s’attendait à ce qu’ils se lèvent pour les suivre, mais ils ne bougèrent pas. Les pestes du genre de Rosie en avaient toujours voulu à Riley parce que c’était une meneuse de bande et la seule fille avec qui les garçons voulaient jouer. Mais il fut surpris par la réaction des autres. Seule Alice leur emboîta le pas.

Après cet épisode, il se rappelait qu’ils avaient piqué trois barres au chocolat à l’épicerie, puis qu’ils étaient allés faire des ricochets sur la plage et que Riley avait battu tous les records. Enfin ils s’étaient baignés dans une mer si déchaînée qu’Alice avait failli se noyer. Mais cela n’avait pas suffi à leur changer les idées.

  

Le dimanche après-midi, Alice lisait sur la plage quand sa sœur la rejoignit. Elle se laissa tomber sur sa serviette et s’allongea à côté d’elle, en lui chatouillant les mollets du bout des orteils. Alice ne protesta pas car Riley n’allait pas rester, elle le savait. À part dans sa chaise de surveillante de baignade, elle ne tenait pas en place bien longtemps. Elle nageait sans arrêt, surfait si la mer s’y prêtait, c’était la reine du body surf ! Elle aimait jouer au beach-volley et, plus jeune, elle adorait construire des châteaux de sable. Même aujourd’hui, elle ne supportait pas de lézarder au soleil et ne lisait jamais, pas même des magazines.

Alice, elle, aimait lire. Elle se revoyait, assise à la petite table de la cuisine, dans leur appartement de New York. À l’époque, Judy corrigeait un gros bouquin pour un éditeur scolaire. Il y avait des tonnes d’épreuves empilées sur la table. C’était l’hiver car Alice portait de grosses chaussettes au lieu d’être pieds nus, elle s’en souvenait encore.

Ils habitaient le même trois pièces sur la 98e rue Ouest, entre Amsterdam et Columbus Avenue, depuis qu’Alice était bébé. C’était tout près du groupe scolaire où Ethan enseignait l’histoire, et qu’Alice fréquentait depuis le CP. Riley y était allée aussi, jusqu’en CM2. C’était une bonne école privée et ils payaient moitié prix, ce qui expliquait peut-être en partie pourquoi ils avaient mis tant de temps à l’orienter vers une école spécialisée.

La scène se déroulait peu après Noël, car Riley avait reçu un album sur les dauphins qu’elle avait laissé traîner dans la cuisine. Alice l’avait ouvert pour faire la lecture à sa mère. Elle faisait son intéressante, elle le savait et elle en avait honte, rétrospectivement. En CEI, elle arrivait déjà à lire des livres destinés aux CM1 ou aux CM2. Elle avait déchiffré tous les mots, même les plus compliqués, sans aucune difficulté, et sa mère l’avait félicitée. Alice ne s’était pas aperçue de la présence de sa sœur, jusqu’à ce qu’elle la voie approcher, les lèvres serrées.

Riley lui avait arraché le livre des mains avec une telle violence qu’elle en était restée bouche bée.

– C’est à moi, avait-elle rugi avant de quitter la pièce à grands pas.

Alice avait toujours mieux supporté les échecs que sa sœur.

Elle revint à la plage, au soleil, avec sa sœur à côté d’elle, épaule contre épaule. Riley se pencha pour voir le titre de son livre.

– Middlemarch. C’est bien ? demanda-t-elle comme si elle envisageait de le lire.

– Génial.

– George Eliot était une femme, n’est ce pas ?

– Oui, confirma Alice.

C’était agréable de sentir sa sœur tout contre elle. Quelles que soient leurs différences, elles avaient toujours été à l’aise ensemble, proche l’une de l’autre. Comme si le corps de sa sœur n’était pas vraiment distinct du sien. En se concentrant vraiment, elle arriverait sans doute à faire plier le genou de Riley. Tendrement, Alice appuya la tête contre l’épaule de sa sœur, comme quand elle était petite.

– Ça te dirait d’aller à Océan Beach ? lui proposa Riley. Il y a le concours de châteaux de sable.

– C’est aujourd’hui ?

– Oui, j’ai vu l’affiche à l’épicerie. La remise des prix est à quatre heures.

– Allons y ! décida Alice.

C’était l’un de leurs rituels au début de l’été. Riley se leva d’un bond et tendit les mains à sa sœur.

Ensemble, elles avaient construit des châteaux incroyables. Dès leur deuxième année de participation, elles avaient remporté le premier prix – et pas dans la catégorie enfant ! Alice avait encore la cocarde et la photo de leur chef d’œuvre punaisée sur son panneau de liège, à New York.

Riley avait des idées audacieuses et ambitieuses. C’était une architecte talentueuse et une ouvrière forcenée. Alice, elle, avait la patience nécessaire à la construction, une grande capacité de concentration et savait suivre les ordres à la lettre. « Elle pourrait y passer des heures ! » s’était vantée Riley alors que l’un des juges regardait sa sœur lisser les murs avec application.

Leur château était un trésor de fantaisie et de légèreté, une prouesse architecturale. Véritable dentelle de sable, il n’avait pas cet air massif qu’ont la plupart des grands châteaux de sable. Mais leur plus extraordinaire projet était encore à venir : l’été suivant, alors qu’Alice avait quinze ans, elles s’inspirèrent librement du Chrysler Building[5] pour construire le célèbre Coquillage Building. Leur tour était tellement haute que les filles durent grimper sur un échafaudage en sable pour la terminer. Elle était entièrement recouverte de coquillages, que Riley avait ramassés et Alice minutieusement mis en place.

Mais elles s’étaient approchées trop près du soleil. Leur chef-d’œuvre atteignait de tels sommets niveau taille, finitions et splendeur qu’en comparaison les autres paraissaient ridicules. Le président du jury, agacé et au bord de l’insolation, les avait disqualifiées parce qu’elles n’étaient pas résidantes d’Océan Beach et avait attribué le premier prix aux frères Pody, pour leur château fort médiéval on ne peut plus banal. Pire encore, le Coquillage Building avait été mystérieusement détruit avant qu’Ethan n’arrive avec son appareil photo. Le monument ne demeura donc qu’un souvenir gravé dans les mémoires qui, au fil du temps, le magnifièrent et le grandirent encore.

– Je me demande si les frères Pody se sont inscrits, murmura Alice alors qu’elles longeaient le bord de mer.

– Ils sont nuls, répliqua Riley qui sautillait d’un pied léger à ses côtés.

Comme toujours, elle allait, venait, tournait autour de sa sœur qui avait au contraire tendance à marcher droit.

– Mais non ! protesta Alice. Si !

– Ils nous ont quand même battues.

– C’était de la triche.

– Jim Brobard, lui, il est vraiment nul.

– T’as raison.

– C’est lui qui a détruit le Coquillage Building.

– Comment peux tu le savoir ?

– Je le sais, c’est tout.

Alice se pencha pour ramasser une pince de crabe.

– Tu la veux ?

Quand elles étaient petites, elles faisaient des échanges pour leurs collections respectives. Pour Riley, c’était facile. Elle collectionnait tout ce qui venait peu ou prou de la mer : coquilles et coquillages, pinces, étoiles de mer, dents et os. Une fois, elle avait déniché un fragment de mâchoires de requin qui avait empuanti toute la maison. Pas sentimentale pour un sou, elle jetait tout à la fin de l’été et recommençait sa collection l’année suivante. À l’inverse, Alice ne recherchait qu’un seul type de chose : des cailloux polis, translucides, d’un rose orangé bien précis. Elle les conservait soigneusement d’une année sur l’autre.

– Non, merci.

Riley lança la coquille marron foncé dans l’eau.

Elles commençaient à apercevoir un attroupement de gens en maillot de bain. Il y avait là une demi-douzaine de châteaux en compétition, qu’elles examinèrent un par un d’un œil expert.

– Celui-là, on dirait plus une grotte qu’un château, remarqua méchamment Riley.

– J’aime bien celui-ci. Classique, mais pas mal, fit Alice en désignant une réplique grossière du Panthéon.

– Arrête, il tombe en ruine ! Alice se tourna alors vers une construction sophistiquée, un peu à l’écart des autres.

– Les frères Pody ont remis ça ! Ils ont trop regardé Le Seigneur des anneaux.

Riley s’esclaffa.

– Où sont ils ? C’est lequel qui t’avait proposé un bain de minuit sans maillot ?

Alice leva les yeux au ciel.

– Le plus jeune.

Il avait eu le culot de lui demander ça juste après l’incident de la tour – il avait encore son ruban bleu de vainqueur autour du cou.

– Bon, on y va ?

Alice n’avait pas envie qu’il continue à la reluquer. En plus, ce concours lui rappelait de mauvais souvenirs, finalement.

Elles continuèrent leur promenade sur la jetée, Alice choisissant soigneusement chaque pierre sur laquelle elle posait le pied, tandis que Riley bondissait comme un cabri. Elles s’assirent tout au bout, les pieds dans le vide, drapées dans un nuage d’embruns, eau et vent mêlés.

Plus tard, sur le trajet du retour, Riley se pencha pour ramasser un caillou.

– Regarde, Alice.

Elle le rinça dans les vaguelettes et le brandit à la lumière, ses doigts mouillés étincelant au soleil.

Oh !…

Elle le posa au creux de sa paume pour que sa sœur puisse l’examiner.

– Il est parfait, non ?

Alice hocha la tête, toute contente.

– Parfait de chez parfait.

C’était un caillou translucide du plus beau rose orangé, en forme de cœur ou presque. Une pièce de choix pour sa collection.